16
« Allez-vous-en ! »
Les privations endurées par Wayne Colt l’avaient affaibli bien plus qu’il ne l’imaginait. Aussi la fièvre s’empara-t-elle de lui avant que ses forces fussent redevenues suffisantes pour lui rendre sa capacité de résistance.
La grande prêtresse du dieu flamboyant, versée dans les sciences traditionnelles de l’ancienne Opar, connaissait les propriétés médicinales de bien des racines et des herbes, ainsi que les pouvoirs mystiques des incantations qui chassaient les démons d’un corps malade. Pendant la journée, elle cueillait et préparait des décoctions, pendant la nuit elle restait au chevet du malade à psalmodier des prières insolites, dont l’origine remontait aux temps immémoriaux où se dressaient fièrement les temples aujourd’hui engloutis sous les eaux d’un vaste océan. Pendant qu’elle déployait ainsi tous ses artifices pour chasser le démon de la maladie possédant cet homme d’un autre monde, Jad-bal-ja, le Lion d’or, chassait pour tous trois. Bien que parfois il tuât sa proie à grande distance, il ne manquait jamais d’en ramener la carcasse dans l’antre secret où la femme soignait l’homme.
Des jours interminables de fièvre brûlante, voire de délire, alternaient avec des périodes de lucidité retrouvée. Souvent l’esprit de Colt s’embrouillait sous un fatras d’impressions bizarres où La se métamorphosait successivement en Zora Drinov, en un ange descendu du ciel ou en une infirmière de la Croix-Rouge. Quelle que fût toutefois son apparence, elle paraissait toujours plaisante au malade et, quand elle s’absentait, comme elle y était parfois obligée, il se sentait abattu et malheureux.
Lorsque, agenouillée à son chevet, elle priait le soleil levant, le soleil à son zénith ou le soleil couchant, ou bien encore lorsqu’elle chantait d’étranges chants en une langue inconnue, accompagnés de gestes mystérieux faisant partie d’un rituel, il avait l’assurance que sa fièvre allait empirer et que le délire le menaçait à nouveau.
Pendant que le temps passait ainsi, sans que Colt pût rien entreprendre, Zveri marchait vers la Somalie italienne. De son côté, Tarzan, remis du choc provoqué par sa blessure, suivait les traces de l’expédition, portant sur son épaule le petit Nkima dont le babil et les piaillements ne cessaient de la journée.
Au camp des conspirateurs, Tarzan avait laissé derrière lui une poignée de Noirs terrifiés. Il s’était montré à eux une semaine après son évasion et la mort de Dorsky. Qu’il eût repris sa liberté, cela les avait tout d’abord affolés, mais ils n’y pensaient déjà plus guère. Psychologiquement comparables aux bêtes de la forêt, ils avaient bientôt oublié leurs craintes et retrouvé leur disposition au bonheur. Ils rechignent en effet à se tracasser en essayant de prévoir tout ce qui pourrait leur arriver dans un proche avenir, comme les civilisés en ont stupidement l’habitude.
Ils n’étaient donc nullement préparés au spectacle qui se présenta, un beau matin, à leurs yeux ébahis. Ils n’avaient entendu aucun bruit, tant les bêtes de la jungle marchent silencieusement, si grandes ou si puissantes soient-elles.
Tout à coup, à la lisière du bois entourant le camp, parut un grand éléphant. Il portait, assis derrière sa tête, l’ex-prisonnier dont on leur avait dit qu’il était Tarzan, seigneur des singes. Sur l’épaule de cet homme était perché un petit grivet. En se récriant de saisissement, les Noirs bondirent sur leurs pieds et coururent se réfugier dans la jungle, de l’autre côté du camp.
Tarzan sauta souplement à terre et pénétra dans la tente de Dorsky. Il était revenu dans un but précis, et ses efforts furent couronnés de succès, car il trouva dans l’habitacle du Russe son lasso et son couteau, qu’on lui avait pris au moment de sa capture. Pour se procurer un arc, des flèches et une sagaie, il n’eut qu’à inspecter les abris des Noirs. Ayant trouvé ce qu’il cherchait, il repartit aussi discrètement qu’il était venu.
C’était le moment, pour Tarzan, de se lancer sans plus tergiverser à la poursuite de l’ennemi, et de laisser Tantor déambuler sur les chemins paisibles qu’il préférait.
— Je m’en vais, Tantor, dit-il. Parcours la forêt, à la recherche des jeunes arbres à l’écorce la plus tendre et garde-toi bien des créatures humaines, car elles seules au monde sont hostiles à tous les êtres vivants.
Il disparut dans la forêt, le petit Nkima étroitement agrippé à son cou bronzé.
Devant les yeux de l’homme-singe serpentait, bien visible, la piste foulée par l’armée de Zveri. Mais il n’avait besoin de suivre aucune piste. Des semaines plus tôt, pendant qu’il épiait leur camp, il avait entendu les chefs de l’expédition discuter de leur projet. Aussi connaissait-il leur objectif et, comme il savait à quelle vitesse ils marcheraient, il savait, en conséquence, à quel endroit il pouvait espérer les rattraper. Ne traînant pas derrière lui des files de porteurs suant sous de lourdes charges, ne connaissant pas l’obligation de suivre pas à pas des pistes sinueuses, Tarzan pouvait voyager beaucoup plus vite que ces gens-là. Il ne retrouvait leurs traces que quand il les croisait par hasard sur la ligne droite qui devait le conduire à un point situé bien en avant de la colonne poussive.
La nuit était tombée quand il rejoignit l’expédition. Fatigués, les hommes avaient déjà établi leur camp. Ils avaient mangé et semblaient heureux : beaucoup d’entre eux chantaient. Quelqu’un qui n’aurait pas connu la vérité se serait imaginé voir un bivouac des troupes coloniales françaises. Il y avait en effet une précision militaire dans la disposition des feux, des abris temporaires et des tentes. Celles-ci étaient bien du modèle réservé aux officiers, et non de celles qu’utilisent les expéditions scientifiques ou de chasse. De plus, des sentinelles en uniforme faisaient les cent pas. Tout ceci était l’œuvre de Miguel Romero, dont la parfaite connaissance des questions militaires avait obligé Zveri à lui déléguer toutes les responsabilités de cette nature. Mais cela ne diminuait en rien la haine qu’ils se vouaient l’un à l’autre.
De son arbre, Tarzan observait la scène, en essayant d’estimer le plus précisément possible le nombre d’hommes armés. Pendant ce temps, Nkima, chargé de quelque mission mystérieuse, sautait prestement d’un arbre à l’autre, en se dirigeant vers l’est. L’homme-singe comprit que Zveri avait recruté une force capable de menacer sérieusement la paix en Afrique. On y trouvait en effet des hommes issus des tribus les plus importantes et les plus belliqueuses et les agitateurs les persuaderaient aisément de suivre ce leader insensé au cas où le succès couronnerait cette première tentative. C’était du reste pour prévenir cela que Tarzan, seigneur des singes, s’était intéressé aux activités de Peter Zveri. Il entendait à présent saisir l’occasion de faire s’évanouir le rêve impérial du Russe, tant qu’il n’était qu’un rêve que l’on pouvait anéantir par des moyens aisés à mettre en œuvre : nous voulons parler de ces méthodes d’intimidation et de terreur, nées des usages de la jungle, dans lesquelles Tarzan, seigneur des singes, était passé maître.
Tarzan engagea une flèche dans son arc. Lentement, sa main droite fit reculer l’extrémité empennée du trait, jusqu’à ce que la pointe s’en arrêtât à proximité de son pouce gauche. Ses gestes étaient empreints d’une grâce semblant exclure l’effort. Il ne donnait pas l’impression de viser consciemment un but. Pourtant, après qu’il eut laissé partir le projectile, celui-ci s’enfonça dans le mollet d’une sentinelle, c’est-à-dire exactement où Tarzan, seigneur des singes, avait prévu de l’envoyer.
Avec un cri de surprise et de douleur, le Noir tomba, plus effrayé encore que blessé. Tandis que ses camarades se rassemblaient autour de lui, Tarzan, seigneur des singes, se fondait dans les ombres de la nuit. Attirés par la plainte du blessé, Zveri, Romero et les autres chefs de l’expédition sortirent de leur tente et rejoignirent en hâte le groupe de Noirs surexcités entourant la première victime de la campagne terroriste entamée par Tarzan.
— Qui a tiré ? demanda Zveri en voyant la flèche dans la jambe de la sentinelle.
— Je ne sais pas, répondit l’homme.
— As-tu un ennemi dans le camp, qui veuille te tuer ? questionna à nouveau Zveri.
— Même s’il en avait un, intervint Romero, celui-ci n’aurait pu l’atteindre d’une flèche, puisque nous n’avons pas emporté d’arcs.
— Je n’y avais pas pensé, admit Zveri.
— Ce doit donc être quelqu’un d’extérieur au camp, déclara Romero.
Avec difficulté, et malgré les hurlements de la victime, Ivitch et Romero lui retirèrent la flèche de la jambe. Pendant ce temps, Zveri et Kitembo émettaient diverses conjectures.
— Nous sommes certainement tombés sur des indigènes hostiles dit Zveri.
Kitembo haussa les épaules sans trop de conviction.
— Montre-moi la flèche, dit-il à Romero. Peut-être nous dira-t-elle quelque chose.
Le Mexicain tendit le projectile au chef noir. Celui-ci l’emporta près du feu de camp et l’examina attentivement. Les Blancs s’étaient rassemblés autour de lui et attendaient ses révélations.
Kitembo se redressa enfin. Son visage était grave et il prit la parole d’une voix légèrement tremblante.
— Mauvais, dit-il en hochant sa tête ronde.
— Que veux-tu dire ? s’enquit Zveri.
— Cette flèche porte la marque d’un guerrier que nous avons laissé à la base, répondit le chef.
— C’est impossible ! s’écria Zveri.
Kitembo fit un geste d’impuissance.
— Je sais, dit-il, mais c’est la vérité.
— C’est avec une flèche tombée du ciel que l’Hindou a été abattu, suggéra un caporal noir qui se tenait près de Kitembo.
— Tais-toi, idiot, aboya Romero, ou tu vas flanquer la trouille à tout le camp.
— Exact, dit Zveri. Nous devons étouffer cette histoire.
Il se tourna vers le caporal.
— Kitembo et toi, ordonna-t-il, vous ne devez rien répéter de ceci à vos hommes. Laissez-nous nous en occuper nous-mêmes.
Kitembo et le caporal promirent de garder le secret mais, une demi-heure plus tard, tout le monde savait que la sentinelle avait été touchée par une flèche provenant de la base. De sorte que les esprits se préparèrent à aller au-devant d’autres événements insolites au cours des jours suivants.
Les effets de l’incident sur les soldats noirs restèrent visibles durant toute la marche du lendemain. Il faisaient moins de bruit, paraissaient plus songeurs que d’habitude, et conversaient beaucoup, mais à voix basse. Toutefois, les signes de nervosité qu’ils avaient extériorisés pendant la journée, n’étaient rien en comparaison de l’état d’esprit dans lequel ils sombrèrent à la nuit tombée. Les sentinelles manifestaient clairement leur frayeur en tendant l’oreille et en prêtant une attention inquiète à tous les bruits qui s’élevaient des ténèbres entourant le camp. La plupart de ces hommes étaient courageux et ils auraient bravement affronté tout ennemi visible, mais ils avaient la conviction de se trouver confrontés au surnaturel, contre lequel ni les fusils, ni la vaillance ne peuvent rien. Ils sentaient que des yeux fantomatiques les épiaient, et cela les démoralisait autant que si une véritable attaque avait eu lieu. Et même beaucoup plus, en vérité.
Ils avaient tort de tant se préoccuper, car la cause de leurs appréhensions superstitieuses traversait la jungle en hâte, à des milles d’eux, en s’éloignant un peu plus à chaque instant.
Cependant une autre force, qui leur aurait inspiré plus d’anxiété encore s’ils avaient eu connaissance de sa présence, les attendait plus loin sur la piste qu’ils devaient emprunter pour arriver à leur destination.
Là-bas, une centaine de guerriers noirs étaient accroupis autour des feux sur lesquels ils avaient préparé leur repas. Leurs plumes blanches ondoyaient et tremblaient au rythme de leurs mouvements. Des sentinelles les gardaient. Des sentinelles qui n’avaient pas peur, car ces hommes redoutaient peu les esprits et les fantômes. Ils portaient des amulettes dans de petites bourses de cuir pendues autour du cou et ils priaient d’étranges dieux, mais au fond de leur cœur s’était éveillé un mépris grandissant pour les unes et les autres. En effet, l’expérience et les avis d’un sage maître leur avaient appris à attendre la victoire d’eux-mêmes et de leurs armes, plutôt que de leurs fétiches.
C’étaient des gens de compagnie et sans souci, tous vétérans de plus d’une expédition. Comme n’importe quels vétérans, ils profitaient de chaque occasion de se reposer et de se détendre, les deux choses ayant tout à gagner d’une disposition naturelle à l’optimisme. On riait et on plaisantait donc beaucoup parmi eux, et souvent la cause comme l’objet de cette bonne humeur était un petit singe, parfois taquin, parfois caressant, qu’en retour on taquinait ou caressait. De toute évidence, il existait un lien de profonde affection entre ces géants noirs et lui. Ils lui tiraient la queue, mais jamais trop fort, et quand lui-même s’acharnait contre eux, apparemment furieux, ses dents tranchantes leur pinçaient les doigts ou le bras sans jamais en tirer de sang. Leurs jeux étaient rudes, car c’étaient des créatures rudes et primitives, mais ce n’était que jeux reposant sur une affection mutuelle.
Ces hommes venaient d’achever leur repas du soir quand une silhouette apparut en l’air et atterrit sans bruit parmi eux, tombée d’une branche surplombant le bivouac.
À l’instant, les cent guerriers sautèrent sur leurs armes, mais ils se relâchèrent aussitôt et, aux cris de « Bwana ! Bwana ! », ils coururent vers le géant bronzé qui se tenait sans mot dire au milieu d’eux.
Ils s’agenouillèrent devant lui comme devant un empereur ou un dieu, et les plus proches touchèrent avec révérence ses mains et ses pieds. Car, pour les Waziris, Tarzan, seigneur des singes, n’était pas seulement leur chef, mais quelque chose de plus, et ils l’adoraient spontanément comme leur dieu vivant.
Si les guerriers étaient heureux de le voir, le petit Nkima ne se tenait plus de joie. Il s’élança sur le dos des Noirs agenouillés et bondit sur l’épaule de Tarzan, dont il entoura le cou en jacassant frénétiquement.
— Vous vous êtes bien comportés, mes enfants, dit l’homme-singe, et le petit Nkima aussi. Il vous a apporté mon message et je vous trouve fin prêts, à l’endroit où je prévoyais de vous rencontrer.
— Nous avons gardé constamment un jour d’avance sur les étrangers, Bwana, répondit Muviro, et nous avons établi nos bivouacs toujours en dehors de la piste, afin de ne pas éveiller leurs soupçons en leur laissant découvrir des traces fraîches de campement.
— Ils ne se doutent pas de votre présence, confirma Tarzan. Je les ai écoutés la nuit dernière, posté au-dessus de leur camp, et rien n’indique, dans ce qu’ils ont dit, qu’ils se méfient le moins du monde d’une troupe les précédant sur leur chemin.
— Quand la piste était poussiéreuse, un guerrier marchait à l’arrière de la colonne pour effacer nos traces à l’aide d’une branche feuillue, expliqua Muviro.
— Demain, nous les attendrons ici, dit l’homme-singe. Ce soir, vous écouterez Tarzan, qui vous expliquera la conduite à suivre.
Le lendemain matin, après une nuit sans incident, la colonne de Zveri se remit en marche, le moral remonté de plusieurs crans. Les Noirs n’avaient pas oublié le sinistre avertissement sorti des ténèbres qui entouraient leur campement précédent, mais ils étaient d’une race où l’on se remet vite d’un crise.
Les chefs de l’expédition savaient qu’un tiers de la distance avait été couverte, et cela les encourageait. Tous avaient hâte d’en finir avec cette phase de leur plan, mais chacun pour des raisons différentes. Zveri croyait que tout son rêve impérial dépendait de son heureuse conclusion. Ivitch, un trublion né, se réjouissait à la pensée que le succès de l’expédition causerait d’indicibles ennuis à des millions de gens, et peut-être rêvait-il aussi de retourner en Russie avec l’auréole d’un héros, voire d’un héros puissant. Romero et Mori souhaitaient la victoire pour de tout autres motifs. Les Russes les dégoûtaient profondément. Ils avaient perdu toute confiance en la sincérité de Zveri qui, imbu de son importance et de ses projets mégalomanes, parlait trop et avait convaincu Romero que lui-même et les siens étaient des escrocs ne cherchant qu’à atteindre des objectifs personnels avec l’aide de dupes naïves, aux dépens de la paix et de la prospérité du monde. Romero n’avait dès lors pas eu de peine à persuader Mori de la véracité de ses déductions et, désormais sans illusions, les deux hommes n’accompagnaient plus l’expédition que parce qu’ils ne croyaient pas pouvoir la déserter avec succès avant d’être revenus à la base.
Au bout d’une heure de marche ininterrompue après qu’on eut levé le camp, l’un des éclaireurs noirs arrêta tout à coup la tête de colonne.
— Regarde ! dit-il à Kitembo qui arrivait derrière lui.
Le chef s’avança aux côtés du guerrier. Devant eux, sur la piste, une flèche était plantée en terre.
— C’est un avertissement, dit le guerrier.
Avec précaution, Kitembo saisit la flèche et l’examina. Bien que passablement troublé par sa découverte, il aurait préféré la garder pour lui-même, mais le guerrier, à côté de lui, avait vu la même chose.
— Identique, dit-il. Encore une des flèches que nous avons laissées à la base.
Zveri arrivant à leur hauteur, Kitembo lui passa la flèche.
— Elle est identique, dit-il au Russe, et c’est un avertissement pour que nous rebroussions chemin.
— Peuh ! s’exclama Zveri avec mépris. Ce n’est qu’une flèche traînant dans la poussière, et nous n’allons pas arrêter pour cela une colonne d’hommes armés. Je ne pensais pas que toi aussi, tu était un lâche, Kitembo.
Le Noir se renfrogna.
— Personne ne me traite impunément de lâche, répliqua-t-il. Mais je ne suis pas non plus un sot, et je connais mieux que toi les signaux qui signifient danger dans la forêt. Nous continuerons notre chemin, parce que nous sommes vaillants, mais beaucoup d’entre nous ne reviendront pas. C’est pourquoi tes plans échoueront.
À ces mots, Zveri entra dans une de ses colères habituelles. Quant aux hommes, ils se remirent en route, mais à contrecœur, et non sans lancer des regards hostiles à Zveri et à ses lieutenants.
Peu après midi, l’expédition fit halte pour la sieste. On avait traversé des bois touffus, obscurs et lugubres. Personne ne chantait ni ne riait. On se parlait peu. Les hommes s’étaient rassemblés en petits groupes pour consommer le repas froid dont ils se contentaient pour déjeuner.
Soudain, une voix descendit de quelque part, loin au-dessus de leurs têtes. Inquiétante et mystérieuse, elle leur parla dans le dialecte bantou que la plupart d’entre eux comprenaient.
— Allez-vous-en, enfants de Mulungu ! Allez-vous-en avant de mourir ! Quittez les hommes blancs avant qu’il ne soit trop tard !
Ce fut tout. Les hommes s’étaient peureusement plaqués au sol. Ils scrutaient les branchages. Ce fut Zveri qui rompit le silence.
— Qui diable était-ce là ? demanda-t-il. Qu’a-t-il dit ?
— Il nous a recommandé de rebrousser chemin, traduisit Kitembo.
— On ne rebroussera pas chemin, trancha Zveri.
— Je ne sais pas, répliqua Kitembo.
— Je croyais que tu voulais devenir roi, s’échauffa Zveri. Quel triste roi tu ferais !
Kitembo avait oublié un moment la récompense alléchante que Zveri lui faisait miroiter depuis des mois : devenir roi du Kenya. Cela valait bien de prendre quelques risques.
— Nous continuons, dit-il.
— Tu auras peut-être besoin d’user de la force, mais ne t’arrête à aucun prix. Nous devons aller de l’avant, quoi qu’il arrive.
Il se tourna vers ses autres lieutenants.
— Romero, va te placer avec Mori à l’arrière de la colonne et tire sur quiconque refuse d’avancer.
On n’en était cependant pas là et, quand l’ordre du départ fut donné, les hommes formèrent leurs rangs avec résignation. Ils marchèrent une heure sans broncher, mais alors, loin devant, s’éleva le cri insolite que beaucoup d’entre eux avaient entendu devant Opar. Quelques minutes plus tard, une voix lointaine les appela :
— Quittez les hommes blancs ! disait-elle.
Les Noirs se mirent à murmurer entre eux. De toute évidence, le trouble les gagnait. Kitembo réussit pourtant à les persuader de poursuivre la marche, une chose à laquelle Zveri ne serait, pour sa part, jamais parvenu…
— Nous devons nous débarrasser de ce fauteur de trouble, dit Zveri à Zora Drinov, tandis qu’ils marchaient ensemble près de la tête de colonne. Si seulement il se montrait, nous pourrions lui tirer dessus. C’est tout ce que je demande.
— Il s’agit de quelqu’un qui connaît bien la manière de penser des indigènes, commenta la jeune femme. Sans doute un sorcier de quelque tribu dont nous traversons le territoire.
— J’espère que ce n’est rien de plus, répliqua Zveri. Je ne doute pas que cet homme soit un indigène, mais je crains qu’il n’agisse d’après les instructions, soit des Britanniques, soit des Italiens, dans le but de nous désorganiser et de nous retarder jusqu’à ce qu’on mobilise assez de forces pour nous attaquer.
— Cela a certainement ébranlé le moral des hommes, dit Zora, car je crois qu’ils attribuent à la même cause toutes nos mésaventures, depuis la mort mystérieuse de Jafar jusqu’à ce qui se passe aujourd’hui. Superstitieux comme ils sont, ils y voient évidemment une origine surnaturelle.
— Eh bien, tant pis pour eux, dit Zveri, car ils marcheront de gré ou de force. Quand ils verront que toute tentative de désertion entraîne la mort, ils se rendront à cette évidence qu’on ne triche pas avec Peter Zveri.
— Ils sont nombreux, Peter, lui rappela-t-elle, et nous ne sommes que peu. De plus, ils sont, grâce à toi, bien armés. Je crains que tu n’aies façonné un monstre de Frankenstein qui finira par nous anéantir tous.
— Tu ne vaux pas mieux que les Noirs, grogna Zveri. Tu fais une montagne d’une motte de terre. Ah, si je…
Un avertissement venait de retentir de nouveau, à l’arrière de la colonne et tombant apparemment du ciel :
— Quittez les Blancs !
Le silence s’abattit sur les rangs mais les hommes, exhortés par Kitembo et menacés par les revolvers de leurs mentors blancs, gardèrent la cadence.
Un peu plus loin, la forêt faisait place à une petite savane, que la piste traversait au milieu de pâturages à buffles dont les herbes montaient plus haut que la tête. Les hommes s’y engagèrent mais, au bout d’un certain temps, un fusil aboya, bientôt suivi de plusieurs autres. Toute une ligne de tirailleurs se déployait apparemment devant la colonne.
Zveri ordonna à l’un des Noirs de conduire promptement Zora en lieu sûr, à l’arrière. Il les suivit de près, en faisant mine d’aller chercher Romero et en criant aux soldats des mots d’encouragement.
Personne n’avait encore été touché, mais la troupe s’était arrêtée et les Noirs commençaient à s’affoler.
— Vite, Romero, cria Zveri, prends le commandement de l’avant-garde, je couvrirai l’arrière avec Mori, pour prévenir les désertions.
Le Mexicain le croisa au pas de course et, avec l’aide d’Ivitch et de quelques-uns des chefs noirs, déploya une compagnie en tirailleurs et la fit avancer lentement. Kitembo suivit avec la seconde moitié de leurs forces en cas de besoin, laissant Ivitch, Mori et Zveri organiser les arrières.
Après les premiers tirs, très dispersés, le feu avait cessé. Il s’en était suivi un silence encore plus dur à supporter pour les nerfs éprouvés des soldats. Le silence total de l’ennemi, l’absence de tout mouvement dans les herbes, ainsi que les mystérieux avertissements qui continuaient à retentir, tout cela les persuadait qu’ils n’avaient pas affaire à un adversaire mortel.
— Allez-vous en ! hurlait la voix lugubre dans les herbes, face à la première ligne. Ceci est le dernier avertissement. Toute désobéissance sera suivie de mort.
Le front vacilla et, pour le raffermir, Romero donna l’ordre de tirer. En réponse, une décharge de mousqueterie éclata et, cette fois, une douzaine d’hommes tombèrent, tués ou blessés.
— A la charge ! cria Romero.
Mais les hommes, ignorant son injonction, firent demi-tour et coururent se mettre en sûreté. En voyant la première ligne arriver à toutes jambes après avoir abandonné ses armes, la seconde ligne prit la fuite à son tour, entraînant les réserves et emportant les Blancs dans leur folle déroute.
Décontenancé, Romero se retrouva seul. Il ne voyait aucun ennemi. Personne ne le poursuivait. Cela lui causa un malaise que le sifflement des balles n’avait pas réussi à provoquer. Il se replia à son tour et, tandis qu’il marchait loin derrière ses camarades, il se mit à éprouver, jusqu’à un certain point, ce sentiment de panique irraisonnée qui s’était emparé de ses compagnons noirs. Ou du moins, s’il ne le partageait pas vraiment, il commençait à le comprendre. Une chose est d’affronter un ennemi que l’on peut voir, tout autre chose est de se faire agresser par un adversaire invisible, dont on ne sait même pas à quoi il ressemble.
Peu après que Romero fut rentré dans la forêt, il vit quelqu’un qui marchait sur la piste devant lui. Quand il eut une vue plus dégagée, il constata que c’était Zora Drinov. Il l’appela, elle se retourna et l’attendit.
— Je craignais que tu n’aies été tué, camarade, dit-elle.
— Je suis né sous une bonne étoile, répondit-il en souriant. Des hommes ont été abattus à ma gauche, à ma droite et devant moi. Où est Zveri ?
Zora haussa les épaules.
— Je ne sais pas, répondit-elle.
— Peut-être essaie-t-il de réorganiser les troupes, supposa Romero.
— Sûrement, dit sèchement la jeune femme.
— Alors j’espère qu’il a le pied léger, ajouta le Mexicain avec désinvolture.
— Cela ne fait aucun doute répliqua-t-elle.
— Il n’aurait pas dû te laisser seule comme ça, dit encore l’homme.
— Je sais me débrouiller toute seule, crâna Zora.
— Peut-être, mais si tu m’appartenais…
— Je n’appartiens à personne, camarade Romero, coupa-t-elle d’un ton glacial.
— Excusez-moi, Señorita, je le sais. Je n’ai fait qu’employer une expression malheureuse pour tenter de dire que, si la fille que j’aimais se trouvait ici, je ne la laisserais pas seule dans la forêt, surtout si je croyais, comme Zveri doit le croire, que l’ennemi est à nos trousses.
— Tu n’aimes pas le camarade Zveri, n’est-ce pas, Romero ?
— Puisque vous me le demandez, Señorita, je dois admettre, avec votre permission, que je ne l’aime pas.
— Je sais qu’il a suscité l’hostilité de plusieurs d’entre nous.
— De tous. Sauf de vous, Señorita.
— Pourquoi devrais-je faire exception ? demanda-t-elle. Nous nous sommes peut-être heurtés aussi, qu’en sais-tu ?
— Pas profondément, j’en suis sûr, sinon vous n’auriez pas consenti à devenir sa femme.
— Et où vas-tu chercher cela ?
— Le camarade Zveri s’en vante souvent.
— Ah oui ?
Elle ne fit aucun autre commentaire.